L’art du polycopié

Je suis sûre que ça vous est déjà arrivé : au début, on cherche un truc très commun sur Internet ; et, de fil en aiguille, on se retrouve très loin de son point de départ. Voilà, ni plus ni moins, l’histoire que je vais vous raconter. Si, si, je vous jure qu’il y a un rapport avec l’enseignement des langues anciennes. Promis.

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A l’origine, donc, je cherchais des CV. Pas pour moi, non, j’aime mon job et ne souhaite pas me reconvertir : pour mes 3èmes. Je n’avais pas envie de perdre du temps à bricoler de faux CV alors que la toile en regorge ; je voulais juste quelques exemples classiques.

Mais les algorithmes de recherche sont conçus pour te procurer ce que tu n’imagines pas et, soyons francs, ce dont tu n’as pas besoin. J’ai sélectionné trois ou quatre CV comme modèles et, sans y prêter attention, j’ai dû choisir des gens tournés vers le graphisme ou la communication visuelle, parce que mon moteur de recherche s’est mis à me proposer des CV de plus en plus audacieux. Ceux-là, par exemple :

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Mais le déclic s’est produit dans ma tête quand j’ai croisé celui-ci :

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Pourquoi celui-ci ? Tout simplement parce qu’il m’arrive d’écrire à des parents sans passer par le carnet de liaison, sur feuille libre ; et, ne disposant jamais d’enveloppe, j’utilise un pliage proche de celui que vous voyez au-dessus.

Déclic, vous disais-je. Je suis prof de français. J’apprends aux jeunes à présenter correctement un écrit (enfin j’essaie). J’apprends aux jeunes à lire une image (enfin j’essaie), et même à les composer (enfin… j’essaie, hein ?). Et je produis des polycopiés qui, certes, sont aérés, lisibles, efficaces (enfin j’essaie), mais qui ne mettent absolument pas en pratique ce que je leur apprends !

Il faut savoir qu’un élève lambda fait à peu près n’importe quoi avec un polycopié, sauf ce qui est logique. Toi, quand tu conçois ton poly, c’est pour que l’élève le lise, le travaille, le complète, le colle ou le range, éventuellement l’apprenne. D’ailleurs, tu as demandé un cahier 24X32 parce que le 21X29,7, ce n’est pas pratique pour les coller. L’élève, lui, il le découpe, le chiffonne, le plie en douze, le troue, le laisse vide, le perd, ne le relit jamais (pas de mention inutile). Un jour, j’en ai eu assez : j’ai imprimé mon document en deux pages sur une feuille : ça me faisait des économies de photocopies, l’élève la collerait au milieu de sa page 24X32 et on pourrait écrire autour. Je vous le donne en mille : la plupart d’entre eux plie en deux cette demi-feuille, de manière à ce que le titre seul apparaisse…

Tout cela rejoint un peu mes réflexions autour de la prolifération des consignes.

J’ai donc pris les résolutions suivantes : moins d’infos sur les polycopiés, mais une présentation au cordeau. Et j’ai conçu un modèle spécial pour les leçons de civilisation romaine, ma bête noire. Vous voyez, on y vient.

Voici ce que donne mon premier essai, une leçon sur la notion de famille, pour mes 5èmes :

C’est un peu bizarre, non ? Les élèves ont d’abord été déroutés, ne sachant pas de quel côté prendre la feuille. Ensuite il fallait lire le poly et là, bien sûr, j’ai perdu l’essentiel de la salle, qui met son cerveau en vacances dans ces situations-là. Puis je leur ai demandé de plier le haut et le bas ; branle-bas de combat dans la salle, chacun me tendant son document pour que j’approuve le pliage ; et du coup, un peu plus d’attention lorsqu’on reprend la lecture, même si l’étymologie ne les passionne pas beaucoup plus. Puis nous avons plié les côtés, dans la même effervescence que précédemment. Je leur ai alors demandé de coller la feuille sur le cahier, en gardant le pliage. Allez, en images, c’est plus clair :

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C’est à cet instant précis que je suis devenue la reine du monde.

« Mais, mais, mais Madame, Madame, c’est trop stylé, ça ! C’est trop stylé ! Oh Madame, c’est trop stylé ! »

Mouaip. Y a encore du boulot en vocabulaire. J’dis ça, j’dis rien.

En revanche, ça n’a posé aucun problème de leur faire relire l’intégralité du polycopié, fluo en main : ils étaient tellement contents de défaire et refaire le pliage… Ça me rappelle l’époque où tous mes collègues avaient un vidéoprojecteur alors que moi, je travaillais encore avec un antique rétroprojecteur : pour mes élèves, ce vieux machin était une nouveauté, et ils étaient prêts à apprendre n’importe quelle notion à une vitesse record, tant que je les laissais approcher l’animal et écrire sur le rhodoïd avec le feutre effaçable…

D’accord, c’est du gadget. Mais la deuxième leçon du genre, sur la domus, est passée plus facilement, même si l’attention est loin de celle qu’ils ont quand on parle mythologie.

A la troisième, sur les tablettes de cire, il y a eu une épiphanie : ils ont compris que TOUTES les leçons de civilisation seraient sur ce type de support. Ils étaient contents, intéressés, actifs. Peut-être aussi qu’ils étaient moins obnubilés par la question du pliage – comme quoi l’outil est à double tranchant – ou peut-être qu’ils ont senti que moi, je fais des efforts pour améliorer ce point de mon enseignement. Mais, à tout petits pas, ça prend. Chez eux. Chez moi.

On verra.

Depuis, j’ai découvert sur Pinterest quelque chose qui y ressemble, que l’on utilise dans le premier degré. Ça s’appelle un « cahier interactif » – horresco referens. Mon cœur de latiniste se répand sur le sol à la lecture de cette aberration étymologique. Visiblement, je ne suis pas la seule, puisqu’on trouve aussi ce genre de matériel sous l’appellation plus exacte de « leçon à manipuler ». Quelques exemples glanés çà et là :

Mais les visées de ces leçons sont bien différentes des miennes : ce matériel s’appuie très clairement sur la théorie des intelligences multiples, qui a le vent en poupe dans le premier degré.

Pour ceux qui ignorent de quoi il s’agit, je ferai une rapide digression : dans les années 1980, un psychologue nommé Howard Gardner, en travaillant avec des autistes, émet l’hypothèse selon laquelle l’intelligence s’exprime de différentes manières : par la langue, la logique, le toucher, la musique, etc. Cette hypothèse n’est vérifiée par aucun protocole scientifique, et sera par la suite soumise à de nombreuses critiques (tant sur la forme que sur le fond), y compris celles de Gardner lui-même. Mais qu’importe : le système éducatif, qui y trouve l’explication parfaite à tout échec scolaire, s’en empare. Si l’enfant échoue, c’est parce que le contenu proposé n’est pas adapté son type d’intelligence, voyez-vous ? Refaites donc vos leçons en 8 versions différentes – une pour chaque type d’intelligence – et nous éradiquerons l’échec scolaire. Non ? Ah la la, les profs, ils font rien pour que les élèves réussissent…

Comme vous l’aurez compris, je suis à des années-lumières de cette théorie, et j’entends bien qu’on ne confonde pas mon travail avec de la psychologie mal digérée. Mon polycopié étrange a pour seul objectif d’améliorer ma communication visuelle ; il me semble en effet que les yeux de mes élèves sont habitués à des contenus publicitaires, vides d’informations utiles, mais d’une grande force de persuasion.

J’utilise seulement à mon compte des stratégies qui ont fait leurs preuves : Hannibal ne s’y serait pas pris autrement. (Je ferai peut-être demi-tour en route ?)

Toutes les leçons dont je dispose sont à retrouver dans l’onglet Matériel. Toutes celles à venir également ainsi que le modèle, pour ceux qui voudraient fabriquer les leurs.

3 réflexions sur “L’art du polycopié

  1. desbullespedagogiques dit :

    Quelle bonne idée ! Le pliage du cours ne va pas révolutionner l’enseignement mais s’il permet de capter l’intérêt des élèves et surtout s’il permet de (re)structurer le cours en mettant en évidence le titre, les parties, les notions-clés afin que les élèves puissent mieux organiser les savoirs dans leurs têtes, alors c’est une stratégie à adopter !
    J’ai téléchargé le modèle dont je compte me servir … dès que j’aurai réfléchi à un usage pour un classeur !

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